Lorsque je vivais à Paris, les transports en commun étaient une source d’inspiration qui, si à l’époque je n’avais été soumise à des horaires délétères, aurait pu déboucher sur des billets quotidiens. L’observation de mes contemporains était l’une de mes activités préférées et que cela soit dans un train ou à la terrasse d’un café pendant ma pause déjeuner, leur comportement ne cessait de m’amuser.
Petite parenthèse destinée à mes amis parisiens : N’allez pas imaginer en lisant ces quelques lignes que je vis à présent en troglodyte des montagnes, ne quittant mon antre que pour aller me ravitailler au potager ou couper du bois telle une Charles Ingalls en jupons, et errant comme une pauvresse sur la place du village dans l’espoir de rencontrer, par un heureux hasard, un autre être vivant. Détrompez-vous, je vous l’assure, il y a tout un tas de gens intéressants et je ne palabre pas qu’avec les bovidés contrairement à ce que vous pourriez penser. Non, là n’est pas mon propos, mais il est évident que plus un lieu est peuplé, plus il y a de possibilités d’assister à des interactions ubuesques.
C’est bien pour ça, que, lorsqu’en rangeant mes courses au supermarché (toujours pour les mêmes : oui, il y a des supermarchés ici) et apercevant qu’un mini-drame se tramait à la caisse d’à côté, j’ai senti remonter les coins de ma bouche vers mes oreilles et ai freiné le mouvement pour n’en rien perdre. Je vous dessine la tragédie :
Alors que les files d’attente s’allongent comme du chewing gum sur l’asphalte, un employé s’avance vers une nouvelle caisse, d’un pas fort peu vigoureux. Une petite mamy (que nous appellerons Jacqueline pour faciliter le récit) se précipite, accrochée à son caddie, à une vitesse qui permet de douter sérieusement que la station debout puisse la fatiguer. Le caissier, exsangue, la bouche à l’envers du salarié qui passe une sale journée, lui indique une autre petite vieille (nommons-la Mireille) qui, selon lui, a la priorité. Mireille, toute gonflée par le privilège donné, lève bien haut son double menton, manœuvre son chargement et d’un coup de chariot bien senti, éjecte Jacqueline de la queue (c’est à cet instant que, totalement hypnotisée, j’ai lâché mon filet d’oranges).
Jacqueline, après avoir redressé ses lunettes et vérifié que ses bas de contention n’avaient pas subi de dommages collatéraux, se cramponne à son wagonnet de marchandises, le colle contre le séant imposant de son agresseur, et entreprend de décharger elle aussi ses commissions sur le tapis roulant, en marmonnant. Le défi est lancé, Mireille le relève et les voilà toutes deux parties dans une course effrénée, à celle qui en aura le plus déchargé pour gêner les mouvements de l’autre (là, j’ai complètement oublié que la bourriche d’huîtres attendait d’être mise au frais).
Tout ceci aurait déjà largement suffit à satisfaire mon esprit de blogueuse cynique, mais il faut croire que je suis gâtée, puisqu’un rebondissement m’attendait. Le caissier, déjà marqué d’un coquard, semble à son tour prêt à en découdre, et, un brin parano, comprend que le baragouin de Jacqueline (que de ma place je ne pouvais malheureusement entendre, mais qui, si j’en crois la réaction dudit jeune homme, ne devait pas être de l’ordre du compliment avec des petites fleurs autour) lui est adressé. Il la gratifie d’un : « C’est à moi que vous vous adressez là ? », légèrement agressif et d’un niveau sonore suffisamment élevé pour qu’il atteigne mes tympans (ici, je n’étais plus qu’un mélange d’incrédulité et de joie, et lui aurait presque conseillé de la refaire en anglais, c’eut été du meilleur effet). Jacqueline se moque, elle ricane et ça lui donne un air d’adolescente rebelle de quatorze ans plutôt attachant. Puis elle jette un œil brillant et chafouin dans le dos de Mireille et précise, comme une dernière provocation, que « non », elle « parle de ELLE, là ».
Et voilà que soudain, au loin, j’entends une voix un peu trop haut perché et réalise que le mien, de caissier, attend que je daigne payer ce que je n’ai toujours pas fini de ranger. Je ne saurai donc si elles ont fini par se jeter leurs paquets de TENA à la figure, ou si elles se sont retrouvées sur le parking pour un duel final à coups d’armes cucurbitales, mais si l’on vient me dire qu’il n’y a plus de jeunesse, permettez-moi de répondre que j’en ai vu dans le regard de deux petites vieilles un peu pestes.