J’ai le cycle circadien de travers, 05h00 du matin, mes yeux sont ouverts en semaine comme le week-end.
Ça a commencé quelques jours avant la nouvelle lune et ça semble ne plus vouloir s’arrêter.
Alors, pour ne pas réveiller ceux qui parviennent à roupiller, je me lève et j’en profite pour démarrer ma journée silencieusement. J’allume juste une bougie pour ne pas m’éblouir, je fais mon yoga et je prends tout mon temps pour méditer. Je bois un café, mets quelques miettes sur le rebord de la terrasse pour le rouge-gorge qui ne manque pas de me rappeler à l’ordre si ce n’est pas fait et, si le cœur est encore endormi, je l’éveille en musique, discrètement et directement soufflée dans mes oreilles.
Le dimanche, je l’ai déjà écrit, le silence à cette heure est particulier, plus profond et plus beau que n’importe quel autre jour, plus profond et plus long, chacun faisait la grasse matinée.
J’ai laissé le hasard décider pour la musique qui ouvrirait ma journée, c’est Flying qui a chuchoté. Je ne sais si pour toi, lecteur musical, c’est pareil mais les envies, l’énergie sont différentes selon ce qui rythme mes oreilles. Flying et son crescendo, c’est une invitation à la marche, à la forêt qui vient me prendre le corps irrépressiblement. Alors je me suis envolée, dans le jour pas encore tout à fait levé, j’ai enfilé mes baskets et me suis envolée vers mon hêtre.
J’ai marché, saisie par le froid, j’ai foncé pour ne pas geler, cherchant des réponses, quémandant un signe de la forêt pour éclaircir mes idées, j’ai marché à en courir, j’ai marché pour me nourrir, écoutant le réveil de la nature, guettant je ne sais quoi, jusqu’à ce qu’il apparaisse devant moi. Un renard. Un renard magnifique qui glissait à l’orée du bois avec la tranquillité furtive propre à son espèce, avec la détermination mue par son seul instinct.
Je l’ai suivi à distance, me faisant légère et silencieuse, petits pas de chat, souffle discret, il ne m’a pas remarquée. Une dizaine de mètres, le vent était dans le bon sens. Et soudain, son échine s’est dressée, il savait. Il a fait volte-face et m’a regardée. Sans la moindre crainte, il m’a inspectée, museau humant l’air, je n’ai pas bougé. Ses yeux dans les miens, mes yeux dans les siens, nous sommes restés immobiles à nous contempler. Puis il a repris son chemin sans la moindre précipitation, le pas sautillant, sa queue balançant doucement dans le vent, je l’ai observé s’éloigner sans plus chercher à le suivre, son message était délivré : le goupil c’est la légèreté. Je l’ai remercié. C’est bien de ça dont j’avais manqué, de ça et de cette pointe de n’importe quoi qui fait pourtant d’ordinaire partie de moi.
Alors je me suis exécutée, dans cette forêt glacée, battue par la bise et par moins cinq degrés, j’ai branché les écouteurs de mon téléphone, lancé ce qui s’y trouve de plus gai et j’ai dansé. Oui, j’ai dansé, là, à 6h00 du matin, seule, au milieu de la forêt et sur tout le parcours du retour, j’ai allégé tout ce qui était un peu plombé, j’ai attrapé la vie, la joie, j’ai renoué avec mon animalité, j’ai dansé.
Et j’ai remercié l’humain d’avoir pour habitude de dormir le dimanche matin afin que seule la nature ait assisté à ma délirante danse.
Qu’il s’agisse d’une joie immense, d’une peine violente, de questionnements intenses, je dépose mes émotions trop grandes toujours au même endroit.
C’est toujours au même rythme de pas.
Rageur ou sautillant, dansant même parfois, le mouvement change mais pas le rythme de mes pas. J’enfonce ou j’effleure la terre toujours aussi rapidement pour rejoindre le refuge de ces bras au même rythme de pas.
C’est toujours le même rituel.
J’inspire dès l’orée comme si le souffle m’avait jusqu’alors manqué, j’écoute chaque bruissement infime comme si mes oreilles n’avaient jamais encore écouté, je laisse les rayons du soleil me chauffer comme si j’en avais été privée durant des années, je sens mes muscles me tirailler comme s’ils n’avaient jamais travaillé et je ne ralentis pas.
Et je ne ralentis pas.
Je ne ralentis pas dans les montées, je laisse mes pieds glisser dans les pentes, je pourrais me laisser rouler jusqu’en bas, je poursuis ma course folle, non, je ne ralentis pas, jusqu’à…
Et même là : je m’y précipite comme un enfant à qui l’on a manqué avant de stopper net ma course effrénée pour m’y coller, l’enlacer, le respirer, m’y fondre, tel un passe-muraille, un passe-écorce, je fonds contre le tronc, j’applique chaque centimètre de mon corps sur tout son long , visage contre bois, sang contre sève.
Je calme mon coeur aux battements de la sève.
Je calme mon coeur aux battements de la sève et je dépose sur cette écorce faite de douceur et de rugosité, mes joies immenses, mes peines violentes, mes questionnements intenses.
J’ai toujours aimé les arbres, une fascination qui, enfant, m’avait poussée à étudier l’animisme. Je câlinais les arbres, les serrais de toutes mes petites forces dans mes bras, persuadée que par ce geste ils me transmettraient peut-être un peu de leur grâce et de leur énergie. Que l’on en abatte un et de chaudes larmes roulaient sur mes joues rougies par la colère.
Si en grandissant j’ai perdu cette croyance naïve, je ressens toujours de l’apaisement auprès d’eux. La première fois que j’ai pénétré dans la forêt de mon nouveau village, je venais de perdre mon grand-père, grand amoureux de la nature et qui possédait un bois. Je m’y suis volontairement perdue, des heures durant, pour étancher mon chagrin et communier dans le seul lieu approprié pour lui comme pour moi. Une église dont le seul Dieu serait la nature, dont le sacré serait la vie, dont les chants seraient le bruissement des arbres, le cri des oiseaux et la seule prière le souvenir d’un amour commun. En ressortant, j’avais retrouvé la sérénité…
En ce dimanche, le temps idéal se prêtant enfin à la respiration, à la douceur de vivre, à la promenade, la forêt m’a appelée à la retrouver pour m’y perdre à nouveau. Persuadée malgré tout que je n’y serais pas seule, vieille pensée d’ex habitante de la banlieue parisienne dont le moindre petit bois est pris d’assaut pour la ballade familiale dominicale, une fois n’est pas coutume j’ai accepté de partager mon coin de paix.
En m’enfonçant peu à peu, j’ai soudain réalisé que les chants des oiseaux qui résonnaient de toute part, n’étaient perturbés par aucun rire d’enfants ou bruit de courses effrénées. J’étais étonnamment seule, rien que les arbres et moi. Alors mes pas se sont faits plus légers, ne pas déranger surtout, ne pas perturber les bruits de la forêt, se fondre doucement dans les feuillages, s’arrêter, cesser de respirer lorsqu’une branche craque, reprendre lentement sa marche lorsque le vent agite les cimes. Je me suis faite animale, instinctive, me suis glissée sans plus de bruit qu’un chat dans les sous-bois, m’engouffrant plus loin, plus profondément, cherchant délibérément le vertige de la désorientation.
Telle une enfant, j’ai suivi un papillon, me suis laissée guidée par un envol, par un chant.
J’ai entendu les bêtes des fourrés, des cris rares de volatiles rares, je me suis assise dans les aiguilles de pin, dans l’attente de la rencontre avec ceux qui en cet instant étaient les miens. J’ai écorché mes chevilles sur les ronces, ensablé mes sandales, j’aurais pu même les quitter et fouler la terre de mes pieds nus, je n’étais plus rien.
J’ai évité une flaque boueuse, m’y suis penchée et y ai vu une toute petite grenouille. La vie renaît dans la boue.
Soudain, une silhouette, furtive vision, s’est précipitée devant moi. Le temps de réaliser, le temps de chercher la direction dans laquelle elle s’était sauvée. Là, la voilà. Un lièvre dans les fougères, un instant nous nous sommes regardés, immobiles, le souffle coupé. Et puis d’un petit bond plus tranquille, il a poursuivi son chemin. Je n’ai pas cherché à le suivre, la forêt venait de combler mon attente, il était temps pour moi de la laisser se refermer.
Parce que j’aime tout particulièrement cette saison et que la douceur de l’air ambiant nous laisse encore goûter la douceur de vivre, j’ai pris le temps les deux week-ends passés de promener mes pensées vers les si simples plaisirs de la nature.
Je ne ferai pas de longs monologues sur ce sujet, mais vous inviterai à prendre ce temps, le temps de ne rien faire, de ne plus penser à rien, ne faire que se laisser porter au gré des odeurs piquantes de la forêt, au gré des petits chemins qui fleurent bon les champignons et l’humus, au gré de la lumière descendante, de ce soleil qui n’a pas tout à fait sa couleur habituelle.
Absorber de tous vos yeux les troncs des arbres baignés d’un jaune orangé, traîner des bottes dans les feuilles mortes à qui créera le plus de bruissements dans le chemin, comme lorsque vous étiez enfants et que faire s’envoler les feuilles provoquait en vous un battement de coeur joyeux !
Ne vous pressez pas dans ce lieu de silence, posez votre séant sur un tronc, sentez la fraîcheur traverser votre pantalon, humez, humez toutes ces odeurs, et votre haleine qui flotte en petits nuages de vapeur ! Voyez, voyez, les belles couleurs éphémères, tendez l’oreille à chaque bruissement.