Road movie

Il est des moments où le train de banlieue frise le surréalisme. Certains en seraient sans doute effrayés, pour ma part je m’en délecte ayant toujours eu un penchant pour l’étrangeté des situations et des personnes. C’est bien souvent en fin de journée, lorsque le gros du travailleur-trente-cinq-heures-piles est passé et que le sirop de la nuit n’a pas encore déversé son essence, que l’on rencontre le plus d’individus et de situations Lynchiens. Sans doute que la vacuité des wagons permet de noter plus aisément ces petits accents farfelus, mais je reste persuadée qu’il y a des heures propices au saugrenu.

Je m’explique par l’exemple : je me glisse dans l’avant dernier wagon du train en partance de Saint-Lazare, me trouve aisément une petit place assise et installe confortablement mes yeux dans mon bouquin (« Le con d’Irène » d’Aragon). Viennent s’asseoir sur les sièges m’entourant une mère de famille immédiatement identifiée comme bourgeoise bonne famille et ses trois bambins bien proprets et sages. Ma première réaction est de dissimuler le titre de mon livre, ne voulant pas créer de gêne à ma très distinguée voisine si toutefois l’une de ses têtes blondes venait à remarquer tout haut ma lecture. Durant les trois premières stations, les conversations entre la mère et ses enfants me sortent de ma lecture, tant le langage et le sujet me transportent dans un autre monde, la mère assurant à ses petits qu’elle s’occuperait sans faute de téléphoner au club de tennis et au conservatoire afin de s’assurer que leurs places étaient bien réservées pour l’année à venir; les petits s’offusquant dans un vocabulaire plus que précieux de ce jeune de cité parlant haut et fort dans son téléphone mobile. Et moi m’interrogeant à part moi sur la raison de leur présence dans un train de banlieue…

Fin du premier acte.

Acte deux, la famille Douxcoeur descend comme il se doit à Colombes, laissant la place à un gros et grand bonhomme en costard-mallette qui s’installe lourdement dans mon vis à vis. Le train démarre, son portable sonne, réponse agacé du héro de mon mini road movie « quoi ? Qu’est-ce qui t’arrive ? » après les comment va ta femme et autres blablas d’usage s’ensuit un incroyable dialogue sur un ton de gravité et de secret absolu sur l’impossibilité de trouver je ne sais quelle marque de yaourt à Carrefour lors de sa dernière tentative, il semble très inquiet, explique que cela devient chaud, que les deux premiers passages se sont déroulés sans encombre mais que lors du dernier il a du se retrouver dans l’obligation terrible, horrible, abominable d’acheter du YOP. Qu’est-ce donc que cet entretien ? Et ma petite imagination qui s’envole joyeusement, ce serait-y pas un code ? Ce grand type serait-il un trafiquant, un espion industriel ou que sais-je ?

Fin du deuxième acte.

Acte trois, l’espion qui venait du rayon frais descend pour laisser la place à un jeune monté sur VTT, cigarette allumée pendant sur lèvres serrées, yeux embués. Il reste devant les portes (rapport au vélo) et au bout de cent mètres parcourus, se met à taper sur les barres en fer, à parler fort haut et indique aux quelques voyageurs restants qu’il se rend à Paris (on est dans le sens inverse et presque au terminus), qu’il est pressé, qu’faut pas l’brusquer parce qu’il n’est pas réveillé. Arrivant à ma station, je me lève et me dirige vers les portes, passant de ce fait devant l’accro-pas-qu’au-vélo, et j’ai le temps de contempler la dernière scène, une jeune fille sans doute naïve lui indique avec douceur que ce train va dans la direction opposée, il descend trébuchant avec sa monture, l’invectivant pour qu’elle le suive et lui montre le passage souterrain, un type devant moi louche, bave au menton, sur le derrière moulé dans une paire de jean’s de l’innocente qui comprennant son erreur, presse le pas vers la sortie.

Mon trajet dure vingt petites minutes, ça en fait des scenarii en si peu de temps…

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Grève SNCF, La Vilaine immergée.

Il est 18h40, je pointe mes petits petons gare Saint-Lazare, mon nez en l’air prête à flairer l’hypothétique train dans lequel je pourrais hypothétiquement monter en jouant des coudes pour, folle idée, rentrer chez moi. Je suis bien préparée par les grèves précédentes, même si celle-ci traîne en longueur, je connais les règles du jeu : se faire petite (facile), se faufiler, se glisser, laisser sa part humaine devant les escalators pour mieux supporter l’animalité ambiante, le chacun pour soi. Car il n’est pas beau à voir l’usager privé de train, il écrase les femmes enceintes, pousse les grand-mères et les malvoyants. Bien sûr parmi ces loups, quelques agneaux encore aptes à regarder autour d’eux et à prêter leur main à la victime d’un malaise, mais plus la grève dure et plus ils se raréfient.

Gare Saint-Lazare infographie par La Vilaine

Gare Saint-Lazare infographie par La Vilaine

Mais revenons à ce soir 18h40 gare Saint-Lazare. Un brouhaha hors du commun parvient à mes oreilles avant même que je puisse apercevoir le haut des escaliers. De mon pas pressé, j’avale goulûment la distance qui me sépare de la salle des pas perdus pour gagner le passage vers les quais 9 à 14, je relève la tête pour apercevoir une marée humaine stagnante, impossible de se faufiler, les pompiers débordés, les rares agents SNCF chargés d’aiguiller le passager perdu ont des airs de lapin terrorisé.

Je me colle contre le mur, je tente de m’y fondre, je rêve de passe muraille pour ne pas être piétinée par la foule qui cherche à s’échapper de la gare, défilent devant moi des gens en larmes, des femmes au visage violacé cherchant leur air, en proie à des crises de nerfs, j’entends des hurlements venant de la place devant les quais, des hurlements qui montent de plus en plus désespérés, les pompiers tentent de s’approcher mais en vain.

Je ris, oui, je ris, nerveusement, bêtement, comme une poule caquette par réflexe, incrédule que je suis face à ce spectacle qui semble si peu approprié à une simple grève. Je m’inquiète, je pense aux militaires qui déambulent quotidiennement dans la gare mitraillette au poing, n’est-ce pas dangereux avec ce tohu-bohu et cet affolement général ? Je décide de faire demi-tour, aller boire un verre et laisser couler une heure loin de ce chahut, revenir dans un moment plus calme. Mais non, impossible d’exécuter le moindre mouvement, je suis coincée…

Et puis deux visages souriants, deux femmes à mes côtés, attendant le même train m’entraînent vers le quai 9, il y a un passage sur la gauche, vite, vite nous nous faufilons, j’entraîne à mon tour une dame âgée et paniquée souhaitant sauter dans n’importe quel train qui l’emmène loin de Saint-Lazare. Nous voyagerons debout après 30 minutes, le train partira bondé, les voyageurs silencieux, éberlués. Certains se moqueront de ces usagers qui expriment leur ras-le-bol, d’autres iront jusqu’à les mépriser, les taxer d’égoïstes pour avoir osé se plaindre, ils diront que le journal de Jean-Pierre Pernault leur a lavé le cerveau, non, cela n’a rien de politique, non cela n’a rien d’une lobotomie, est-ce égoïste que de penser à ces hommes et ces femmes qui auront fait un malaise cardiaque, vagal ou nerveux ce soir ?

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