Les oubliés de la bibliothèque

Souvent je ris toute seule…

Ils auraient dû rejoindre la pile de la petit table de chevet en bois, la pile des « to-read », ils auraient dû attendre sagement leur tour mais pour une raison inconnue, ils ont été trianglebermudés (merci Véronique Ovaldé).

Ils avaient été achetés parmi tout un tas d’autres, parce que je n’avais pas su choisir, parce que, comme une camée, je prévois de ne jamais en manquer.

Peut-être ont-ils été rangés à la va-vite dans la bibliothèque par une journée faste de grand ménage (habillé) de printemps. Le temps a passé, les livres se sont enchaînés, ils ont été oubliés.

Et puis, à la faveur d’une recherche effrénée et tremblante (plus rien à se mettre sous la dent, plus rien à avaler), alors que je pousse les livres placés sur le devant de l’étagère pour libérer ceux qui sont derrière, que je souris au souvenir de celui-ci, que je songe qu’il faudrait à nouveau classer tout ça, ils tombent sur moi.

Littéralement, littérairement, ils tombent sur moi, les oubliés de la bibliothèque, les laissés-pour-compte, les pour-plus-tard, ils chutent vertigineusement de là-bas-au-fond-tout-derrière, droit sur mon front.

Un rapide coup d’oeil au beurre noir et pâte feuilletée pour vérifier s’ils sont cornés, annotés, si un passage se rappelle à mon souvenir. Non, ce sont bel et bien des rescapés, des naufragés. Et comme pour s’assurer de ne plus être abandonnés, comme pour s’accrocher à mon regard, pour attiser ma curiosité ou pour me démontrer par A + B page 64, second chapitre que je les ai négligés, ils me percutent d’une phrase, LA phrase, le paragraphe qui va comme un gant à mes actuelles et torturées pensées, qui les enveloppe d’un sens différent, qui les éclaire en un instant.

Comme cet éphéméride perpétuel qui trône sur mon bureau et qui, chaque matin semble connaître de quoi sera faite ma journée, les livres ont ce pouvoir étonnant de ME lire tandis que je cherche à noyer mes pensées.

Petits biscuits et anti-rides

Elle me dit qu’elle est encore jeune, qu’elle se sent si jeune, avec puissance, comme si elle revendiquait une injustice, qu’elle cherchait à lutter contre une calamité à elle seule destinée. Elle me demande mon âge, je lui réponds « Dix de plus que toi ». Elle n’en revient pas. Elle scrute mon visage en tentant d’y déceler les premiers signes de la décadence tout en engloutissant plus de la moitié des biscuits de Noël faits sur le peu de temps qu’il me reste (apparemment)… Elle me demande quel anti-rides j’utilise et si, comme certaines de ses amies, j’ai eu recours à ce truc qui vous crame l’épiderme pour effacer jusqu’aux souvenirs des rires gravés sur votre visage.

Je lui réponds calmement que non, je ne tartine pas mon visage de crème aux vertus vantées dans les publicités, que je me contente de l’hydrater (huile de coco, d’argan ou de noyaux d’abricot), que j’ai de bons gènes et (pour l’instant) assez peu d’angoisse sur ce sujet. Ma réponse la pétrifie, elle se désole et tente de me raisonner. Elle m’assène un « Il faut ! » sonore qui me pousse à me demander si j’ai la tronche en biais et chiffonnée par les années… Elle, me dit-elle, elle a commencé, elle refuse de voir sa jeunesse passer. Je lui réponds avec un sourire qui se veut doux que non, il ne FAUT pas, que l’on PEUT si l’on veut, si cela fait que l’on se sent mieux mais qu’il ne FAUT pas.

Dans le dernier roman de Véronique Ovaldé (Soyez imprudents les enfants), la mère de l’héroïne s’interroge : « Quand cessons-nous d’être jeunes ? À quel moment cela se produit-il » ? Peut-être bien lorsque l’inquiétude de ta voisine fraîche comme la rosée finit par te contaminer.

Des vies d’oiseaux – Véronique Ovaldé

Des vies d'oiseaux - Editions de l'Olivier

Je guette toujours avec impatience les écrits de Véronique Ovaldé. Depuis « Déloger l’animal » je suis totalement enamourée de cet auteur aux petits mondes construits de toute pièce, à la prose moderne et enlevée, à la fois simple et travaillée. Elle fait partie de ceux (et ils sont rares) dont j’achète sans réfléchir chaque ouvrage et dont je peux assurer avoir tout lu.

C’est donc avec un plaisir par anticipation que j’ai ouvert « Des vies d’oiseaux » et si je dois avouer que je n’ai pas été emportée aussi rapidement qu’avec le roman sus-cité ou avec « Les hommes en général me plaisent beaucoup » qui restent mes deux préférés, j’ai été une fois de plus soufflée par son sens de la métaphore et des descriptions justes, animales et profondes, des sentiments humains. Véronique Ovaldé est à mon sens particulièrement douée pour l’extrême, la douleur et l’amour fou, les enfances négligées.

L’amour fou, au sens littéral, celui qui fait perdre la raison, celui qui emporte tout sur son passage, le désir sauvage et bestial. Dans « Les hommes en général me plaisent beaucoup » il n’est question que de cela, de la dépendance d’un corps à un autre, du souvenir que la peau peut avoir d’un amant au point d’annihiler tout entendement et de se jeter dans les bras de son bourreau volontairement. Et l’on retrouve ce violent besoin dans presque chacun de ses écrits, dans « Ce que je sais de Vera Candida » comme dans « Le sommeil des poissons ». Ceux qui me connaissent bien, savent que je ne goûte que peu les écrits « féminins-féministes » et encore moins les « romans-romantiques », il va donc sans dire (mais bien mieux en le disant) qu’il s’agit ici d’un traitement du récit bien différent. Certes, ces héroïnes se débattent pour se libérer de leurs chaînes, mais c’est pour mieux se laisser attacher par d’autres, car elles veulent appartenir pleinement, s’abandonner totalement : « Quand Adolfo lui avait dit qu’elle était dorénavant sa femme, elle aurait volontiers tendu ses deux poignets vers lui afin qu’il les menottât et la gardât pour lui seul, et cette idée pour Paloma était dérangeante, inédite et séduisante. »

La douleur, pour les mêmes raisons, lorsque les héroïnes pensent (et pansent) leurs blessures (et elles sont rarement épargnées par l’auteur), c’est avec des mots forts, des expressions métaphoriquement travaillées mais si proches de la réalité de chacun, si bien qu’elles résonnent et coupent le souffle. Du moins, le mien… « Elle va (…) afin de préserver sa tranquillité et de continuer à gratter délicatement chacune de ses cicatrices, refuser d’aller d’aller voir le docteur Kuckart, s’entraîner toujours avec plus d’acharnement et refermer une à une toutes les portes qui mènent jusqu’à elle. »

« Des vies d’oiseaux » n’échappe donc pas à cette règle, on s’amourache des personnages, on aime qu’elles aiment, qu’elles s’alanguissent, on souffre de leurs douleurs, on les réceptionne de l’intérieur.

« Elle a entendu la pluie qui tambourinait contre les volets et qui plicploquait au grenier pendant qu’elle était sous cet homme et que le sexe de cet homme dont elle était en train de devenir très amoureuse (ce sont des histoires d’ocytocine et d’on ne sait quoi qui la rendaient si triste et aimante et tendre), pendant que le sexe de cet homme était en elle, elle se fichait de ce que le docteur Kuckart aurait dit (quelque chose comme, « Méfiez-vous de la passion amoureuse, cette maladie mentale »), elle voulait juste que cet homme la complétât et la soulevât, dramatiquement, qu’il pressât sa queue dans sa bouche, que sa nudité fut complète et augmentée (…).»

« (…) quand elle ira la voir à l’hôpital et elle implorera muettement « Faites qu’elle meure pas, faites qu’elle meure pas », mais sa prière ne sera entendue de personne, les prières ne sont jamais entendues de personne, elles errent dans un grand désert gris et cendreux que le vent balaie sans jamais s’interrompre, et elles ne sortent jamais des ténèbres.»

Bonne fête Rose !

« Demain nous fêterons les Roses ! » annonce d’une voix enjouée la présentatrice à la fin de son bulletin météorologique (pluvieux). Tressaillement ! Coïncidence ultime ! Je viens tout juste de quitter Rose, petite narratrice de quinze ans qui en paraît la moitié, toute petite chose à l’esprit torturé, qui s’occupe de ses lapins élevés sur le toit de son immeuble.

J’ai rencontré Rose par hasard, en flânant dans ma librairie favorite. Le titre du livre (« Déloger l’animal »), l’illustration choisie parDéloger l'animal l’éditeur (Babel), m’ont convaincue d’emmener ce petit bouquin dans l’antre de ma gibecière. Je ne connaissais pas l’auteur (Véronique Ovaldé), je n’ai pas lu le résumé (en même temps, je ne lis plus les résumés depuis « Belle du Seigneur » et la révélation que j’ai eu en découvrant que le résumé ne résumait absolument pas le livre, et même le desservait), je n’ai pas feuilleté les pages pour en extraire quelques lignes au hasard du vent créé par mes doigts agiles, je n’ai pas lu la première page pour qu’elle me livre l’essence du roman. Comme on pourrait se jeter sur un beau gosse plein de promesses de luxure, j’ai acheté ce livre animalement, c’est son physique qui m’a attiré. Ouhhh ! Voilà un achat bien superficiel ! Certes mais quelle heureuse décision !

Rose fait tourner son imagination au départ de sa mère (Rose aussi), elle virevolte entre fantasme et réalité, entre imagination enfantine et grandiloquence adulte, entre mensonge et vérité.

Parce que Rose mange parfois ses lapins et s’en délecte (« ne croyez pas que cela me rendît triste. Ca me permettait de rester pour toujours avec eux »), parce qu’elle est paranoïaque, un peu schizophrène et qu’elle est soignée dans un institut, parce qu’elle ressemble à une enfant de sept ans, elle est attachante. Les pensées de cette petite héroïne sont truculentes. Parce que son imaginaire est surdéveloppé, parce qu’elle est futée, son récit est allégorique et spirituel. Rose écoute le sable fabriquer les dunes et se brûle à la lumière de la vérité et grandit.

Et moi, je quitte Rose avec une once de regret, comme on quitte une amie avec qui on aurait bien cheminé encore quelques kilomètres… Alors merci et bonne fête Rose !

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